mardi 26 novembre 2013

Théologie et genre : éléments pour poser la question.

Il y a quelques temps déjà, j'avais mis en ligne ici-même deux articles sur la "théorie du genre". Ses plus fervents défenseurs assurent qu'elle n'existe pas, qu'elle ne serait qu'une espèce de fantasme né d'esprits craintifs et chagrins, que n'existent que les "études du genre". Or, comme je le disais, ce que l'on peut, à bon droit, appeler du nom général de "théorie" du genre, toute polymorphe qu'elle soit, comporte certes un pan prospectif  - les fameuses "études" - mais aussi un pan prescriptif tout aussi réel. Ce dernier volet est, bien souvent,  idéologique et suppose, donc en toute logique, ce que l'on appelle usuellement une "théorie" ou du moins des hypothèses, très théoriques, d'une pratique actuelle et future. 

Quoi qu'il en soit, les questions du genre, des genres, de la sexuation, de la sexualité, de la différence sexuelle sont posées. Elles le sont de plusieurs façons et selon plusieurs perspectives. Elle le sont selon des intérêts, des motifs variables. Le vocable, quelque peu ambigu et peu approprié, de "genre" sert de notion générique, précisément, à tout ce foisonnement, parfois bien flou et donnant souvent l'impression d'une machine de guerre un peu vaine. Vaine mais pas sans dangers, la vanité étant devenue le trébuchet de notre époque : on bombarde à coups de chimères boursouflées.

Dans ce qui va suivre, j'aimerais apporter un éclairage plus strictement théologique à cette question. Plus qu'une pensée construite, je me contenterai de donner des pistes de réflexion ; la chose mériterait un développement plus grand mais je ne suis pas en mesure de le faire.

Autant le dire tout de suite : l'idéologie, les préconçus et les présupposés, qui entretiennent les "gender studies" (GS) n'ont, a priori, que peu de rapports avec la théologie. S'ils la rencontrent, ce ne sera que sur un versant strictement sociologique, et pas même anthropologique. Pour qu'une certaine anthropologie théologique puisse rencontrer ce que l'on appelle ici, de façon indistincte, "études sur le genre", il faut faire à l'une et aux autres, une sérieuse réduction. Cette réduction consistera à abandonner tout aspect revendicateur de la part des "études sur le genre" et toute polémique de la part d'une approche théologique.

Si la théologie est essentiellement un discours sur Dieu, les théories ou "études du genre" sont des discours sur le conflit qui existe, ou qui est supposé exister, en matière de sexualité et des impératifs que celle-ci imprime, ou est censée imprimer dans le contexte d'une tension, réelle ou prétendue, entre la nature et la culture. Or ce conflit n'existe pour ainsi dire pas en théologie. Si quelque chose affleure d'une tension possible, elle n'est jamais posée, théologiquement, en termes de nature et de culture.
Les seules tensions théologiques, quelque peu analogues,  qui existent sont celles qui se posent entre la nature et de la grâce, tout d'abord, et, dans une perspective paulinienne, entre la grâce et la Loi, ensuite. Un seul élément est donc commun à la théologie et aux GS, celui de nature, et encore, cela n'est absolument pas garanti que "nature" ait dans l'un et l'autre cas la même extension. Pour ce qui est de la notion de "grâce", elle ne peut être, dans un souci de parallélisme arbitraire,  aucunement réduit à celle de "culture".  Dans une visée théologique, la "culture" est englobée dans la notion de "nature"; la première est un effet, un "accident", pour utiliser une catégorie thomiste, de la seconde celle-ci étant un donné plus essentiel : aucune culture sans une nature. Pour ce qui est de la notion de "Loi", la théologie propose une articulation complexe. La "Loi" est à la fois entée sur la "nature", l'une et l'autre ayant le même auteur à savoir Dieu. Loi et nature s'apposent à la grâce. Pour le dire rapidement, la loi et la nature ont quelque chose à voir avec le péché, ce à quoi la grâce réchappe, forcément. (Il est intéressant de noter que dans les "gender studies", la nature qui imposerait sa loi est, elle aussi, marquée d'opprobre, tandis que l'effort culturel pour en échapper et échapper aux stéréotypes qui prendraient leur source dans la nature, peut être lu en terme de grâce, de rachat, de rédemption, de libération, de salut. On peut donc déceler dans l'articulation théorique des GS des relents théologiques)



Reste donc, si l'on peut dire,  à définir la catégorie de nature et à la définir selon un point de vue théologique. Or rien n'est moins évident. La théologie catholique se situe à mi-chemin entre une critique radicale de la "nature" et un regard unilatéralement bienveillant  - type "bon-sauvage" - sur celle-ci. A vrai dire, elle est ce à quoi l'on n'échappe jamais, le donné fondamental et cela pour la raison, théologique, qu'elle est de création. Elle est à la fois le terme et l'espace, un contenant et le contenu.
La complexité du donné théologique à propos de cette catégorie de "nature" s'articule avec celui de "création". On ne saurait parler de "nature" sans parler aussi de "création". Or la notion théologique de "création" pose que toute réalité humaine - mais pas seulement - toute réalité hors de Dieu, autrement dit toute la réalité universelle, est établie dans une relation à l'unique principe qui échappe à la réalité, à la nature, à savoir  : Dieu. Pour le dire autrement, la création n'est rien d'autre que la relation qui lie Dieu au reste, faisant dépendre l'existence de ce reste, de l'existence de Dieu, tout en sachant que "existence" est pris ici  dans un rapport analogique, puisque, en vérité, il n'y a aucune commune mesure entre l'existence du réel et l'existence de Dieu. Pour parler strictement, quelque chose dans cette relation devrait être marqué de la négative, soit l'existence des choses, soit celle de Dieu. L'on pourrait dire avec vérité que les choses n'existent pas ou que c'est Dieu qui n'existe pas. La nature donc dans un premier temps est ce qui se distingue de Dieu, ce qui dans la relation au principe premier extra-mondain apparaît comme autre, mais qui tient son existence de lui.
La nature est donc envisagée comme reliée à Dieu et en même temps comme fondamentalement distincte de lui.
Davantage encore, les considérations sur le mal, physique et moral, conduisent les auteurs bibliques à postuler que cette relation "de création", telle qu'elle apparaît, est perturbée. La nature apparaît alors comme la conséquence d'une relation malmenée, torve et, en allant au plus loin,  une relation de laquelle le principe premier et causal est, d'une certaine façon, rejeté. Deux approches sont donc désormais possibles : soit considérer ou reconsidérer la nature dans sa dépendance avec le principe créateur, soit la considérer dans l'indépendance d'avec lui. Les deux attitudes ne sont d'ailleurs pas exclusives.

 Pour toute question morale - les GS ont des conséquences morales, si elles ne sont pas déjà morales dans leur principe -, le discours théologique fonctionne avec ce que les citations suivantes résument.

"La grâce ne supprime pas la nature, mais l'élève". Saint Thomas d'Aquin Ia, q. 1, a. 8

"Aime et fais ce que tu veux " Saint Augustin. Commentaire de la première épître de Jean, traité VII, 8.

("Une fois pour toutes t’est donc donné ce commandement concis : Aime, et ce que tu veux, fais-le ! Si tu te tais, tais-toi par amour ; si tu parles, parle par amour ; si tu corriges, corrige par amour ; si tu pardonnes, pardonne par amour. Aie au fond du cœur la racine de l’amour ; de cette racine ne peut rien sortir que de bon"
cfr Saint Jean  " Voici ce qu’est l’amour. Voici comment s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : il a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui "et "Voici ce qu’est l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés le premier " (1 Jn 4, 9-10)


"Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas profitable tout m'est permis, mais je ne me laisserai asservir par quoi que ce soit."  saint Paul.1 Corinthiens 6, v.12-20


Fais donc ce que tu veux, mais impératif premier  : "aime". Toute l'agir moral, tout le dynamisme éthique, est ramenée à cet impératif "aime". Mais surgit cette interrogation : comment "aimer" peut-il être un impératif ? Comment peut-on ordonner d'aimer ? En réalité, "aimer" échappe de toute part à l'impératif, il est de telle "nature", qu'il entraîne "aimer" ailleurs. Là, précisément, où il ne se trouve pas ou plus. La morale que l’Évangile inspire - littéralement, inspire - est donc une morale dont le fondement, soudain, se trouve en un lieu qui précisément ne peut-être localisable. "Aimer" est toujours ailleurs; "aimer" vous fait sortir de l'ici et du maintenant avec toutes leurs certitudes pour vous convier à vous déplacer ailleurs, là-bas et à toute heure. Autrement dit, ce qui fonde l'agir moral (fais ce que tu veux), c'est la liberté elle-même appelée par le "aime" impératif - non-impératif, fondement non-stable mais dynamique. On pourrait dire que "aimer" est de l'ordre de l'extase, mais cela ne suffirait pas. L'extase, en effet, risque d'être perçue encore comme un des versants d'un égotisme mystique. L' amour dont il est question dans ce "aime", n'est pas de cet ordre. Où alors si, et seulement si, l'on considère l'extase comme une véritable sortie de soi lue d'une manière non exclusivement psychologisante : l'extase chrétienne me pousse hors de moi, ne déboute de moi, ne jette dans le monde, me livre à l'Autre et aux autres qui sont sa plus sûre figure.

C'est le même son que l'on retrouve dans l'adage paulinien "Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas profitable". Il est remarquable qu'ici aussi, on dévoile l'universalité de la liberté. Le "tout m'est permis" sonne avec le "fais ce que tu veux". Le "aime" lui est du côté du "tout ne m'est pas profitable", puisque ce qui opère la discrimination dans ce tout qui ne m'est pas profitable, c'est justement le "aime". Qu'est-ce qui peut faire la différence entre ce qui m'est profitable ou non ? Ceci ou cela m'est profitable au regard de quoi ? Justement, c'est l'amour. Reste donc à définir ce qu'est l'amour dans cette perspective. Les éléments de réponse se trouvent épars dans le Nouveau Testament, et chez saint Jean en particulier.  Je ne dirai que ceci : l'amour, dans sa définition chrétienne, précède l'existence. On pourrait dire en parodiant Descartes : "J'aime donc je suis" même si cette formulation suppose l'existence d'un amour premier, le "j'aime" n'est pas premier. : "ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés le premier". Autrement dire, l'amour trouve son fondement dans l'existence de Dieu, pour qui aimer et être sont une seule et même chose.

Il semblerait que l'adage thomiste soit assez éloigné des préoccupations soulevées jusqu'ici. Et pourtant, si la morale est du côté de la nature, et si son fondement est du côté de la grâce, l'adage thomiste peut être lu à la lumière de la citation paulinienne. En fait, la morale chrétienne n'est pas du côté de la nature, puisque nous savons que son fondement, son "impératif" est ailleurs, cependant un agir est toujours un agir dans les cadres naturels même si ceux-ci sont informés postérieurement par la grâce. En vérité, la morale chrétienne est donc "élevée" par la grâce, elle est cette nature graciée, gracieuse, mais ni la nature réduite à ses propres effets (hérésie pélagienne), ni sa pure et simple suppression (toutes les hérésies spiritualistes et "mysticistes". La théorie du genre est une espèce de mystique de la "grâce" pure sans les contraintes de la nature.Elle s'oppose à un pélagianisme souvent fantasmé qui affirmerait qu'il n'existe que la nature et que cette nature ordonne, commande, dicte et formate. Au salut pélagien par les forces de la nature seule, la théorie du genre oppose la "rédemption" par les forces d'une grâce qui n'élève pas la nature, mais s'en dispense souverainement. Cette dispense ce doublera ensuite qu'un quiétisme - c'est logique - qui éclipsera toute considération morale, d'un part, et tout contact avec le réel, d'autre part). 

Ce détour était utile pour situer ce que l'on appelle "nature" dans sa tension avec la "grâce". Il n'a pas été question de "culture" parce que le christianisme ne pose pas la question de la "culture" comme l'anthropologie, par exemple, le fait. La "culture" est en fin de compte une notion moderne et qui échappe à la théologie classique. Cela dit, les élaborations pauliennes, augustiniennes, thomistes, toute théologiques qu'elles soient, sont des élaborations culturelles. Il s'agit d'élaboration "culturelles" qui se construisent à partir d'éléments non-culturels, un élément qui appartient au monde : la nature, et un autre qui lui échappe : la grâce. Ni l'une, ni l'autre ne sont de la culture, elles se situent résolument hors du champ culturel. Ce qui inaugure ce champ culturel chrétien, c'est la nécessité de penser la différence ontologique entre la nature et la grâce, entre la nature et la "surnature". Il s'agit de LA différence fondamentale pour la théologie et c'est cette différence où les deux termes demeurent autonomes mais collaborent qui ouvre le champ culturel.
Plus encore, si l'on prend au sérieux la logique interne à la différenciation nature et grâce, si l'on prend au sérieux le paradigme moral chrétien, nous sommes évidemment conduits à des faits théologiques : l'incarnation et la rédemption (passion/résurrection). Je veux dire que tout ce qui précède n'est possible que parce qu'un juif, un jour du temps, souffrit, mourut, que parce que ses disciples crurent qu'il échappa définitivement à la mort, et qu'il était le Verbe de Dieu lui-même. Sans ce corps-là, sans ce corps individualisé, sans le corps du Verbe Incarné, son corps patient, pathétique, son corps absent, glorieux, rien ne serait possible. Ce corps-là désigne irrévocablement, le corps d'Adam et donc le mien : voici l'homme !
Le dynamisme de la morale chrétienne renvoie donc simultanément à la découverte d'un corps, et à l'absence de ce corps. Un corps personnel, sexué donc, sexuel. C'est ce corps-là récapitulant tout expérience corporelle qui porte la différence nature/grâce. La culture chrétienne qu'elle soit théologique - elle l'est toujours un peu - mystique - elle devrait l'être toujours - artistique est donc la pratique et le discours induits par cette révélation du corps unique.

Partant de là, ayant posé la différence fondamentale, on peut relire certains passages de la Bible. Par exemple, le récit ou les récits de la création de l'homme dans la Genèse. Dans le contexte de la création, le donné biblique pose à la fois la différence sexuelle et l'unité de l'humain  par-delà cette différence.  On peut même dire que la création de l'homme résume à elle-seule l'acte création qui sépare et unit simultanément.  Il est intéressant de remarque que, de création, le récit ne mentionne aucune hiérarchie découlant de la différence sexuelle. La "hiérarchie" n'intervient qu'après la chute. La différence sexuelle s'inscrit dans la suite de toutes les différences établie par la création. Enfin, après la chute, si l'homme quitte son père et sa mère, c'est pour faire "une seule chair" avec la femme.
Autre exemple de lecture : saint Paul déclarant qu'il n'existe plus désormais, en Christ, ni homme, ni femme, ni esclave, ni homme libre, ni juif, ni grec, car le Christ a abattu le mur de la haine. Paul donc promeut ici une disparition des critères de séparation dans la reconnaissance du Christ. Si les différences disparaissent, c'est au non de la différence supérieure, la seule chose, pour Paul, qui autorise la disparition des différences c'est le fait que le mur de la haine ait lui-même disparu.  Pour saint Paul, cette disparition est le fait du Christ, est personnalisée dans le Christ lui qui allait aussi bien vers les hommes que les femmes alors même qu'il encourait les impuretés légales du judaïsme, lui qui déclara que "le sabbat était fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat". Si le Christ, et saint Paul à sa suite, proposent un renversement culturel, celui-ci n'est pas dû à une quelconque remise en cause de la "nature" mais c'est au nom d'un principe supérieur, théologique : à savoir la révélation, autrement dit , le dévoilement plein de ce qu'est Dieu, de la vraie nature de Dieu, qui, une fois encore, ne saurait être qu'Amour.

Le conflit qui alimente les théories sur le genre, celui entre nature et culture, n'existe pas comme tel pour la théologie et, s'il affleure parfois, il est posé en des termes différents. S'il existe une critique théologique de la nature, ce n'est pas en tant qu'elle serait contraignante ou qu'elle insisterait sur je ne sais quelles désespérantes limites, mais bien en ce qu'elle n'est pas Dieu. Plus encore, qu'en tant que nature précisément, toute bonne qu'elle soit ontologiquement, elle est marquée définitivement par le conflit lui-même. Il n'existe pas de nature pure en christianisme, il n'existe qu'une nature conflictuelle. La nature est donc à la fois ce à quoi on n'échappe pas et ce que l'on dépasse sans nier. L'adage thomiste le dit bien "la grâce ne supprime pas la nature, elle l'élève". Si même la grâce ne supprime pas la nature, l'on comprendra que la théologique a une sainte horreur de tout ce qui contribuerait à minimiser la raison naturelle. Cependant, elle ne s'en tient pas à un naturalisme naïf et béat. Elle ne peut le faire puisque le faisant, elle maximiserait le péché, la faille, le conflit qui frappe l'ordre naturel. Parler de "péché" ou d' "ordre naturel" est entrer dans un cercle herméneutique, mais nous sommes bien obligés à un moment d'y entrer. La nature apparaît donc comme relative, autrement dit en relation et cependant comme un terme du réel, son substrat incontournable. La nature est donc absolument relative. Entre réalisme et idéalisme, la pensée chrétienne a élaboré un discours sur la nature qui tient compte de ses contradictions internes : elle est finie, marquée par l'obsolescence, le mal, et la mort. La nature est toujours marquée d'un manque à être, ou un manque d'être.
L'apparition de la distinction nature/culture renforce davantage encore ce constat. La culture est à la fin un saut ontologique et simultanément articulée ou plutôt arc-boutée à la nature. La culture selon un point-de-vue théologique commence après le premier meurtre. Elle se déploie désormais marquée elle-aussi par le conflit ou pour le dire théologiquement, par le péché. La culture ajoute ainsi sa propre finitude à la nature. Le lien existant entre les deux notions est donc plutôt celui d'un continuum plus qu'une réelle rupture. Il appartient à la nature humaine de se dire dans des paradigmes culturels qui à la fois manifestent le lien peccamineux à la nature et la volonté de s'en extraire. Vouloir opposer nature/culture, comme si la première était contraignante et la seconde libératrice est une illusion qui ignore que l'une et l'autre sont marquées par le signe de péché.

On pourrait dire, la grâce ne supprime pas la culture, elle l'élève.


lundi 18 novembre 2013

Le Roi est nu ou le crime de lèse-majesté.

Voilà bientôt un mois que le pays entier semble s'abîmer dans une nouvelle "affaire". Il n'aura pas fallu longtemps pour que les indignés léonardiens cèdent la place aux indignés taubiraniens : Taubira ayant poussé Léonarda vers la porte de sortie médiatique plus vite que Valls ne l'avait expulsée par delà les frontières nationales.
La France, pays des lumières et du cinéma, a pris le pli des polémiques qui sont autant de symptômes d'une maladie désormais commentée sur tout le continent. Il semblerait, d'après la rumeur, que la République soit menacée, que son socle ou ses socles sont lézardés, que le ciment duquel elle est faite soit atteint d'un mal incurable, qu'il faille, d'urgence, procéder à des travaux de consolidation, sans quoi, nous verrons d'ici peu le bel édifice nous tomber sur le coin de la figure. En définitive, le Gaulois d'aujourd'hui - mais qu'est-ce qu'un Gaulois ?- a gardé la peur ancestrale et panique de la chute de météores, l'objet seul a changé : le ciel ne lui tombera plus sur la terre, mais c'est la République - son nouveau ciel - qui risque de lui tomber dessus et de l'ensevelir.
Cette fois-ci, la République vacillante risque l'effondrement à cause de la conjonction d'un animal et d'un fruit brandit, haineusement, par une horde de fascistes, racistes, à la solde d’arriérés moisis, à la tête farcie d'idées nauséabondes parmi lesquelles celle d'une France éternelle n'est pas la moindre. Une gamine, d'une dizaine d'années, était leur truchement, le démon de trop, celle par qui le mal est venu.

L'insulte dirigée contre un ministre d’État, insulta le gouvernement entier, l’État tout entier, le pays dans sa totalité et chacun des individus qui le compose. Ce fut l'insulte tsunami celle qui commence au loin petitement et qui enfle, enfle, jusqu'à tout balayer sur son passage. L'insultée, tout d'abord, impassible, sembla n'avoir pas perçu la pique. Quelques jours plus tard, se ravisant, sans doute mortifiée - elle est Garde des Sceaux tout de même ! et bienfaitrice de l'humanité ! - que personne, spontanément, n'ait relevé l'injure, actionna la pompe à pleurnicheries culpabilisantes. Les "hautes et belles" voix, à l'instar de la sienne, s'élevèrent depuis dans un crescendo amphigourique et ridicule. Le récent prix Renaudot *, tout vernis de sa nouvelle légitimité donna le la à cette chorale nationale des gens biens. Léonarda était loin, les putes et leurs clients aussi, voici que venait, encore une fois, l'heure de lever le poing, le stylo, ou je ne sais quoi d'autre, pour défendre la France - mais quelle France ? - sur laquelle s'abattait la haine raciste. Déjà, le ciel se couvrait de nuages sombres et les lendemains roses pour tous semblaient, désormais, fortement compromis, comme déjà, ils avaient parus s'éloigner lors de l'affaire Méric. 

C'est une petite fille qui serait à l'origine de tout ce saint tremblement. Une gamine insolente, peut-être, met donc toute la République en demeure de se mobiliser pour que le racisme ne passe pas. Une enfant, autrement dit, quelqu'un qui n'a pas la parole, qui ne parle pas. Pourtant, l'époque les fait beaucoup parler, cette époque dite de l'enfant-roi.
Cette association d'idées, nous conduit à relire l'histoire à la lumière du conte d’Andersen, Les Habits neufs de l'Empereur. L'Empereur en question est vaniteux. Un jour, des tailleurs escrocs proposent de lui fabriquer un nouvel habit qu'aucun autre monarque ne possèderait, un habit magnifique et unique. L'Empereur accepte avec gourmandise. Un jour, il vient voir l'avancement des travaux, mais il a beau ouvrir les yeux il ne voit rien, et ce même si les tailleurs semblent couper, coudre, assembler des pièces de tissu. Les escrocs assurent le monarque que tout cela est normal : l'étoffe, les fils, sont si fins, qu'ils sont tout simplement invisibles. Le jour arrive enfin où l'Empereur va pouvoir montrer son habit neuf à ses sujets lors d'un défilé. On le vêt de son habit magnifiquement imaginaire, et le voilà, nu comme un vers, qui se pavane dans les rues de sa capitale. L'Empereur n'ayant pas voulu passer pour un imbécile entra spontanément dans le jeu des tailleurs manipulateurs. Toute le monde acclame le souverain, tout le monde s'extasie devant son nouveau vêtement, jusqu'à ce qu'un enfant - une gamine de dix ans ?- prenne la parole et déclare : l'Empereur est nu ! "Et leurs yeux s'ouvrirent et ils virent" qu'il était nu.




Et bien, mutadis mutandis, nous sommes un peu dans le même cas de figure. L'Empereur Hollande est le souverain nu entré spontanément dans le jeu des tailleurs de vêtements neufs : le changement, c'est maintenant. Le tailleur en chef en même temps que le vêtement, c'est Taubira. Taubira ovationnée, Taubira louée, Taubira mise sur le piédestal de l'humanité rédempte, Taubira inondée de roses, Taubira l'étoile du matin de ce gouvernement, Taubira le cœur-sur-la-main et la main-sur-le-cœur. Mais un enfant a ôté violemment le voile : le roi est apparu, l'espace d'un instant, tout nu. Aussi, cette enfant s'est rendue coupable non pas d'un crime raciste, mais d'un crime de lèse-majesté. Et l’humiliation, le crime est d'autant plus grand, que la bouche qui en est à l'origine est celle d'un enfant justement : la vérité sort de la bouche des enfants, paraît-il. La vérité n'est pas que le ministre de la Justice est ou non un singe - "guenon", je ne sais pourquoi, est pire que "singe" - mais que Taubira est inattaquable non pas tant parce qu'elle serait "noire", mais parce qu'elle est la seule chose qui couvre la nudité abyssale de ce gouvernement. Elle est à l'origine de l'unique chose dont il peut se prévaloir à savoir la loi sur le mariage-pour-tous. Le sortie de la petite fille sonnait la fin de la fête, mettait en danger l'image de Madone au cœur d'or du Garde des Sceaux.

Qu'on ne s'y trompe pas, comme le font - mais est-ce sincère ?- les "intellectuels" professionnels, les pipeules et les autres membres du chœur angélique, dans cette affaire, il ne s'agit pas de racisme, mais bien d'autre chose. On pouvait rire de tout, avant, et le même chœur y allait de ses sempiternelles remontrances, dans le sens du vent toujours, maintenant, il n'est plus permis de rire. Les temps sont sérieux, graves, lourds de menaces, malgré le travail harassant des ouvrières du bonheur humain;  bonheur que l'on vous imposera que vous le vouliez ou non.   On pouvait rire de tout, et à ce titre, aucun homme politique, aucune femme de la même élite, n'échappaient à la satire, à la caricature et aux mots d'esprit plus ou moins fins. Le peuple pouvait ainsi se libérer d'une tension et disons-le des conséquences néfastes de l'envie ou de la jalousie. C'était la règle ! Les choses viennent de changer : Taubira qui n'est ni sortie de la cuisse de Jupiter, ni une émanation de la divinité, et cela bien qu'elle soit noire (ce qui, entre nous, n'est qu'un détail), est devenue intouchable au terme d'une construction fantasque d'un personnage politique. D'autres avant elle avaient essuyé ce genre de stupidités ( les oreilles, la stature, le sexe de Sarkozy, Benoit XVI et ses mœurs prétendues, etc.), mais désormais, prenant prétexte de cette particularité physique, elle réclame un traitement spéciale : Voici la Femme, voici celle qui en elle récapitule tout le genre humain. Avec Taubira nous sommes tous noirs, nous sommes tous des singes, nous sommes tous gays, nous sommes tous des femmes, nous sommes tous des Taubira. Comment ne pas voir que nous sommes en face d'un délire et d'une montée aux extrêmes, qui ne sont pas ceux du racisme, mais ceux du culte de la personne et de la mise à mal de la liberté.

Bien sûr, tout un chacun a droit au respect, tout le monde a droit à son intégrité physique et morale, Taubira comme les autres, ni plus, ni moins. Alors avant de nous rejouer la pièce, quelque peu usée, du racisme, de la République mise en danger, des hordes de fascistes aux portes, des loups dans la bergerie, Taubira et son chœur auraient été mieux inspirés de lire deux, trois poésies, de se donner rendez-vous à Saint-Germain-des-Près en se gargarisant au champagne et en se congratulant d'être la France de demain, celle qui ouvre des voies, la nouvelle Propaganda Fide de l'Empire du Bien, mais qu'ils nous foutent la paix avec leur morale à deux euros. Sinon, bientôt, on rétablira le crime de blasphème, blasphème contre la République, son gouvernement et tout ce qui émanera de lui.

* à ce propos  : http://acontrecourant2.canalblog.com/archives/2013/11/17/28448391.html?fb_action_ids=678751222149741%2C678336622191201&fb_action_types=og.likes&fb_source=other_multiline&action_object_map={%22678751222149741%22%3A1376972772549655%2C%22678336622191201%22%3A245857735571276}&action_type_map={%22678751222149741%22%3A%22og.likes%22%2C%22678336622191201%22%3A%22og.likes%22}&action_ref_map=[]