Disons-le tout de suite,
je n'ai pas lu le livre de Frédéric Martel et je ne le lirai pas.
Pourquoi ? Parce que la lecture assidue des diverses recensions et
critiques écrites avant et après la parution du pavé m'en
dispense, osons le déclarer, largement. On me dira que c'est manquer de probité
intellectuelle et que pour bien parler du pensum, il faut au moins
l'avoir eu dans la main, l'avoir parcouru, l'avoir "bouquiné". Je
rétorquerai, tout d'abord, qu'il ne m'incombe pas, par devoir d'état, de le lire, qu'ensuite, je connais la chose par cœur déjà, et
qu'enfin, pour le moment, aucun élément nouveau dans mon existence
ne m'oblige à changer ma disposition.
Aussi, il faut être
honnête, ce que je vais en retenir, je l'écrirai en accordant foi aux
dites critiques et recensions, d'une part, et à ma propre
expérience, d'autre part. Je viens de dire que je connaissais cela par
cœur déjà. En effet, je suis entré dans la préparation à une
vie cléricale à 17 ans, j'ai fréquenté quatre lieux d'études
pour faire ma philosophie et ma théologie, j'ai vécu deux essais de
vie religieuse – avec des modalités différentes – pour enfin
abandonner à 27 ans cette voie qui me tenait à cœur. Le sujet de
ces propos n'étant pas ma propre vocation contrariée, je n'en
parlerai probablement pas, même si ce que je vais dire y trouve sans
doute une clef de compréhension. En revanche, ce que
j'ai vécu, ce que j'ai entendu, ce que j'ai vu, perçu, compris et
ce dont je suis, aujourd'hui, avec le recul, persuadé, sera bel et
bien présent dans ce qui suivra.
Commençons par une
remarque préliminaire. Il est désormais difficile de parler des
choses touchant la foi et la vie ecclésiale tant le vocabulaire et
les notions servant à en parler sont devenus flous voire
incompréhensibles pour la plupart des gens. Il faudrait à chaque
fois – chose impossible – rédiger un lexique auxiliaire ou des
notes en bas de pages pour s'assurer que tous les termes utilisés
sont parfaitement définis et compris. Cette parfaite compréhension
est la base même d'un débat loyal, efficace, profitable aux
diverses parties. Si les termes restes flous, si on ne précise pas
leur extension et l'acception dans laquelle on les utilise, on
risque fort de tourner en rond et de raconter n'importe quoi ou de faire
dire n'importe quoi à son interlocuteur.
Pour illustrer ce propos,
entrons dans le vif du sujet : Martel, le bien nommé, prétend –
c'est une des thèses de son ouvrage – que la chasteté et la
continence sont contre-nature. Si la chasteté et la continence vont
parfois de pair, elles ne sont pas synonymes. La chasteté est une
chose, la continence en est une autre. Celle-ci est l'absence de tout
acte sexuel, celle-là est la modération dans la sexualité : une
forme, donc, de la tempérance. En outre, il faut distinguer la
chasteté comme vertu et la chasteté comme vœu religieux. Si le
vœu religieux suppose la vertu, celle-ci ne requiert pas, en soi, celui-là. La vertu de chasteté s'impose, dans la doctrine morale
chrétienne – en pas spécifiquement catholique – à tous, quel
que soit son état de vie. Le vœu de chasteté est ce que l'on
appelle dans le catholicisme un "conseil évangélique" ( avec l'obéissance et la pauvreté), il n'est
prononcé que par ceux qui le veulent, dans des circonstances précises, et la liberté est requise pour que ce vœu soit valide, on ne saurait y contraindre personne.
La personne ayant prononcé le vœu de chasteté est tenue à une
continence consacrée, c'est-à-dire vécue dans le cadre juridique,
cultuel, rituel, spirituel, et existentiel de la vie religieuse, vie
religieuse qui peut prendre plusieurs formes. De plus, et pour être parfaitement complet, sont tenus, selon la morale catholique - qui, faut-il le dire, tient en partie de l'idéal, mais qui n'en est pas uniquement un -, à la continence, dite aussi chasteté parfaite, les clercs ayant promis d'observer le célibat ( c'est le cas des prêtres dit "séculiers", ceux qui sont habituellement dans les paroisses) et pour toute personne célibataire quels que puissent être ses goûts, tendances, dispositions sexuelles.
Quand on dit, donc, que la
chasteté est contre-nature de quoi parle-t-on exactement ? De la
vertu de chasteté ? Du vœu de chasteté ou, plus probablement, de
la continence ?
Il faut signaler, et je le disais déjà plus haut, que la vertu de chasteté n'est pas propre au catholicisme et ni même au christianisme.
En effet, on retrouve cette vertu, sous une forme ou une autre,
puisqu'elle n'est qu'une actualisation de la vertu de tempérance,
dans d'autres religions et d'autres philosophies. Ce n'est pas le
christianisme qui invente la chasteté, il ne fait que lui donner de
nouveaux vêtements. Plus encore, la continence elle-même n'est pas
propre au christianisme, on la retrouvait déjà, sous certaines
formes, dans le paganisme, on la retrouve dans le bouddhisme,
l'hindouisme, dans l'islam et d'autres traditions religieuse. Donc, le
catholicisme ne fait pas de la chasteté ou de la continence une
manie qui lui soit propre et sur laquelle son éthos se bâtit. Dire
cela, ou le supposer, est un a priori infondé, injustifié, et
laissant plutôt entrevoir les préoccupations sexologistes de
l'auteur du propos que la réalité prétendument existante.
La vertu de chasteté - et
la forme qu'elle prend dans la continence, que celle-ci soit
permanente ou temporaire - est propre à l'expérience humaine, si
du moins on veut bien accorder à la spiritualité et à la religion
qu'elles fassent partie intégrante de l'expérience humaine. Cette
observation nous conduit à une autre confusion exprimée de manière
concomitante à la première, à savoir le fameux, trop fameux,
"contre-nature".
Il est évident que
l'utilisation par Martel de ce "contre nature" n'est pas
anodin, il renvoie expressément au "contre-nature" accolé
traditionnellement à l'homosexualité par la doctrine morale de
l'Eglise catholique. Or, le "contre nature" de Martel,
n'est pas le "contre-nature " de l'Eglise. Pour celle-ci ,
le " nature " de "contre-nature" ne renvoie pas à
la nature, synonyme de l'ensemble écologique, ni à un quelconque
éthos animal, mais bien à un ordre qui trouve son fondement dans
l'acte créateur. On peut dire que la notion est à la fois
philosophique et théologique. La notion de "nature" telle
qu'elle est utilisée par la morale catholique se réfère à la loi dite
naturelle comme participation à la loi éternelle dans la
créature raisonnable, autrement dit dans l'homme. La "nature", donc, est d'abord la nature de l'homme comme créature – notion
théologique – raisonnable capable de connaître son bien et de se
diriger vers lui. Font partie de ce bien : la préservation de
l'espèce, le respect de la vie, la sienne et celle des autres,
honorer la raison – puisqu'il est un être raisonnable – et
finalement de s'orienter vers la béatitude, qui est son bien absolu.
On voit donc que le "nature" dépasse largement et le
simple fait de faire partie d'un biotope ou quelque chose du genre,
et l'opposition classique nature-culture. Est donc "contre-nature"
ce qui s'oppose à la réalisation de la nature profonde de l'homme.
S'il faut débattre, c'est sur ces termes que l'on débattra et non sur
d'autres. Pour Martel, "nature" est utilisé au sens
ordinaire d'ensemble "écologique", il s'agit de ce qui ce
distingue de la culture, celle-ci étant – mais la chose n'est
désormais plus tout à fait sûre – le propre de l'homme. En
disant donc, que ce n'est pas l'homosexualité qui est contre nature,
mais la chasteté ou la continence, Martel entretient une confusion
et pervertit à son usage idéologique une notion aux extensions diverses.
Plus encore, si, pour défendre l'homosexualité, on injecte de la
nature – à la suite de Gide, par exemple – il est très
étrange, par ailleurs, de vouloir à d'autres occasions (mariage
pour tous, théorie du genre) la congédier au titre que l'homme
échappe à la nature et n'est finalement qu'un animal culturel, ou
tout simplement un existant culturel, animal étant encore
trop proche de la nature. On voit donc, et Martel, n'échappe pas à
la chose, comment l'opinion (sinon la pensée ) contemporaine perd
à chaque fois l'équilibre lorsqu'il s'agit de convoquer dans les
débats la notion de nature, elle pèche, et Martel avec elle donc,
soit par excès – naturalisme naïf – soit par défaut –
culturalisme optimiste. La morale catholique, en définissant
précisément les notions qu'elles utilisent et leur extension
réciproque, conserve une cohérence et un équilibre difficilement
perceptible aujourd'hui où la pensée s'étaie avec de l'émotion et des affects bien peu fondés en raison.