lundi 11 mars 2019

La victimolâtrie.



Le mot « victime » renvoie irrévocablement, pour un lecteur de René Girard, à son hypothèse mimétique. Plus précisément, il renvoie, dans le système mimétique, au système sacrificiel dont la victime est la pièce maîtresse. Il faut, en effet, que victime il y ait pour assurer la cohérence, le dynamisme et la pérennité de ce système. Si donc notre époque use et abuse du mot « victime » et du statut qu’il octroie, c’est donc que nous sommes, encore et toujours, dans une système sacrificiel et, en conséquence, religieux, ou du moins qui fait référence implicitement au « sacré » sans qu’il soit nécessaire d’en définir les exacts contours. Dire cela c’est dire que nous nous déployons dans un système culturel propre caractérisé, précisément, par la place de la victime ou plutôt, aujourd’hui, du statut de victime.
René Girard enseignait que la victime archaïque était, par un jeu complexe de liens, déclarée coupable – de bonne foi d’ailleurs – et que c’était en raison de cette prétendue culpabilité, admise de bonne foi à l’unanimité – alors qu’en réalité elle était innocente – qu’elle devenait sujet du sacrifice. Après sa mise à mort, compte tenu que cette mort sacrificielle avait rétabli la paix et la cohésion du groupe, la victime accédait à une la divinisation : accusée d’être la fauteuse du trouble qui mettait en danger la cohésion du groupe, elle devait être divine, puisqu’elle était capable aussi d’en rétablir l’unité.
Le christianisme dévoile pour la première fois la réalité du système sacrificiel et affirme l’innocence de la victime. Le récit évangélique déclare constamment l’innocence du Christ mis à mort. Cette insistance distingue la « fiction » évangélique de la mythologique. Les récits mythologiques jamais n’affirment l’innocence des victimes, au contraire, ils la chargent pour justifier la mise à mort. Le sacrifice du Christ – librement consenti – est lu par le récit évangélique non plus comme une mise à mort archaïque mais comme un don libre, assumé, de la vie pour d’autres. C’est l’idée même de sacrifice, de victime et au final de sacré que le Christianisme perverti, modifie radicalement, et inaugurant ainsi une ère nouvelle dans laquelle nous baignons encore.
Depuis la révélation chrétienne, c’est donc le statut de victime qui n’a cessé de s’affirmer en dépendance radicale de l’innocence de cette dernière. Et c’est cette perception nouvelle qui a permis l’incroyable et parfaitement inouïe expansion des œuvres de charité chrétiennes. Les malades, n’étaient plus des coupables d’on ne sait quelle œuvre mauvaise secrète, les victimes de tremblement de terre, d’inondations, échappaient désormais également à la culpabilité, et les coupables eux-mêmes (voleurs, meurtriers, hérétiques, etc.) échappaient eux-aussi à la culpabilité totalisante : ils n’étaient pas entièrement mauvais, il y avait pour eux aussi, pour eux surtout, une possibilité de rédemption, vraie, totale, irréversible.
L’holocauste juif a centuplé cette perception que nous avons aujourd’hui de la victime. L’horreur de cet événement où des millions de personnes ont été « sacrifiées » à la folie raciale, à l’idolâtrie politique, au détestable moloch  national – perversion du légitime patriotisme - , jette une lumière métaphysique et théologique sur l’innocence de la victime et sur le statut contemporain de victime.
Depuis, nous sommes plongés dans la surenchère et chacun se cherche dans ce statut victimaire, perçu qu’il est comme étant le seul à conférer une existence culturelle, le seul, finalement, à reproduire la divinisation ancienne, une divinisation médiatique, universelle, qui n’apporte aucun supplément d’être au groupe, mais qui en apporte à la victime. 




La victime était innocente, elle est toujours innocente, sinon ce n’est pas une victime. Désormais la victime est partout, et revendique, son unicité : les musulmans sont victimes de l’islamophobie, les homosexuels d’homophobie, les femmes de misogynie, les juifs d’antisémitisme ou d’antisionisme, les catholiques d’anticléricalisme etc. Le monde est désormais organisé en cercles victimaires, image moderne de l’enfer baroque : une fois qu’une catégorie est déclarée victime, ( on aurait presque envie de dire qu’elle en reçoit le label ), tous les individus appartenant ou se réclamant de cette catégorie jouissent en raison de leur statut de victimes, d’un blanc-seing. On ne peut désormais, en raison d’une innocence foncière, toujours supposée, jamais prouvée, universelle et pérenne, plus rien leur reprocher. Si le christianisme a permis de pervertir la notion de coupable et de manifester l’innocence de la victime, la "victimomanie" contemporaine – perversion chrétienne – pervertit à son tour la notion d’innocence pour manifester le caractère tyrannique et totalitaire de la victime ou de ce que l’on déclare tel.
Ainsi en raison même de son homosexualité, un homosexuel ne saurait être mauvais, c’est une victime fondamentalement. Un musulman en raison même de son islamisme ne saurait être mauvais, c’est foncièrement une victime. Un juif, c’est pareil : en raison de sa judéité, il ne saurait être mauvais, il est juif, autrement victime a priori. Aussi, dés que vous critiquez un juif, un musulman, un homosexuel, un noir, alors même que vous ne les critiquez pas en raison de leur spécificité sexuelle, religieuse ou ethnique, vous serez toujours a priori suspecté, et davantage encore, d’antisémitisme, d’homophobie, d’islamophobie, etc.
Personne ne jouit d’un statut de victime fondé dans l’être : pour parodier une célèbre logique, qui ici est littéralement vraie, on ne naît pas victime, on le devient. Le statut de victime est toujours factuel, on n’est pas victime depuis les origines, on le devient ici et maintenant. Un homosexuel, un juif, un catholique peuvent être victime, mais jamais dans un en-soi. C’est cet « en-soi » qui perverti la notion de victime et donc le système culturel, qui est toujours un système sacrificiel – qui place cette figure perverse en son cœur. Perverse, car désormais la victime a tous les droits, entre autres celui d’infliger sa violence, toujours juste dans la perspective décrite plus haut. La victime est devenue un dieu bourreau et c’est cette figure-là qui, bien souvent, se manifeste.  

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