Après le massacre de Charlie Hebdo, on a vu, formidable, cette manifestation commune de "solidarité", ce besoin manifeste et urgent de "faire corps", de communier même dans une identique douleur, dans une même indignation, dans un unanime sentiment trouble. Et l'on voyait fleurir, à une vitesse extraordinaire des "Je suis Charlie" mi-bravaches mi-compatissants avant que de voir, tant nationalement qu'internationalement - tant ce genre de phénomènes est aujourd'hui planétaire- des foules battre le pavé pour crier silencieusement "plus jamais ça !" Hélas, peine perdue, de l'autre côté on est sourd. Pire que sourd même, on est ailleurs. Et les banderoles, les slogans, les habitus processionnaires ne changent rien, parfois je crois même que c'est tout le contraire. Nous réagissons avec notre pli humaniste et empathique - ce qu'il reste d'un christianisme évacué - mais de l'autre côté - un "autre côté" qui est simultanément notre ici désormais - on n'accède pas à ce langage-là, au contraire on y lit des signes d'une faiblesse et d'une peur évidentes.
Voici qu'une fois encore, à la faveur des réseaux sociaux, fleurissent des "Pray for Paris", des "Je suis Paris", des drapeaux tricolores, des tour Eiffel et d'autres signes comme le très ambigu "faites l'amour par la guerre" - slogan stupide, car celui qui fait l'amour, bien souvent fera la guerre aussi - qui manifeste ce besoin de communion et, osons-le, une espèce de fascination pour l'horreur commise. Fascination que l'on retrouve dans les mots eux-mêmes toujours choisis dans le registre du superlatif : barbarie, abominables, odieux, immonde, etc. Fascination télévisuelle qui, en boucle, repasse les mêmes images, les mêmes "informations", de manière incantatoire. Fascination au sens strict : attrait irrésistible qui paralyse, qui subjugue. Et si, après tout, le but de ces actes n'était pas celui-là : que nous soyons subjugués. Et, en vérité, nous le sommes peu ou prou.
Dans cette affaire, on a évacué le religieux. Pourtant, il est partout : dans le communiqué de Daesh, dans les intentions des tueurs, dans les réactions du peuple (petites bougies, "Pray for Paris", fascination, besoin de communion), dans les manifestations de l'Etat. Mais jamais la religion n'a été évoquée directement. A la faveur d'un carnage, la communion nationale se manifeste impérieuse et presque tyrannique : c'est le processus même du mimétisme victimaire mis en évidence par René Girard. Les victimes du vendredi 13 novembre 2015 apparaissent dés lors comme des boucs émissaires d'une crise mimétique. Les bourreaux, on le dit et on le redit, font partie de la communauté nationale au même titre que les victimes. Et le résultat du sang versé est une communion nationale autour de ses symboles : président, drapeau, hymne. Normalement, du sacrifice mimétique la victime en ressort divinisée. Ce n'est pas exactement le cas ici. Les victimes, pour le moment -contrairement à ce que l'on avait vu pour Charlie - ne sont en rien "divinisées", aucun processus de ce genre ne semble se manifester. Ceux qui en tireront une certaine gloire sont les bourreaux. C'est à eux que le processus de divinisation profitera.
Parce que ces bourreaux-là sont d'un genre particulier. Ils sont morts déjà. Ils sont ailleurs. Et la vie qu'il prennent, déjà ils l'ont perdue. S' "envoyer en l'air" pour un djihadiste est la manifestation ultime d'un désir d'ailleurs. Un ailleurs transcendant. Un paradis peuplé de Houris les attend. Un paradis qui a plus de tenue, plus de réalité pour eux que les paradis artificiels où nous aussi nous nous envoyons en l'air. Ils sont morts déjà, comme nous d'ailleurs nous le sommes pour eux. Mais notre mort ne vaut pas la leur. La mort nous y tenons, eux ne tiennent pas à la leur. Nous, nous avons confondus mort et vie, eux ils ne confondent rien, ils n'ont que la mort.
Nous devons revenir à la vie, et la vie en abondance. Nous devons revenir à ce qui faisait que nous étions-nous : la vie manifeste. Nous devons revenir au réel, à la vérité, au bien.
C'est la guerre paraît-il. "Mors et vita duello conflixere mirando". La figure de la vie dans notre tradition ce fut une croix, signe d'un homme, un des nôtres, un juif, qui a accepté de donner sa vie pour que tous l'aie en plénitude. Puisque l'Etat islamique veut faire de nous des croisés pour mieux nous anéantir. J'assume ce signe de la croix comme puissance de vie. Et puisque guerre, il y a : on fera la guerre, la guerre à la mort et à ses idéologies.
mardi 17 novembre 2015
dimanche 18 octobre 2015
Jésus dans l'islam. Première partie.
On le sait, Jésus
apparaît dans le coran. Il importe peu, dans un premier temps, d’en connaître
les traits distinctifs, il s’y trouve et même, chose rare pour un personnage
coranique, il y parle ! On sait aussi, et on le sait davantage encore,
qu’un personnage homonyme est la figure centrale d’une autre œuvre littéraire
religieuse à savoir les évangiles, aussi bien les canoniques que les
apocryphes. Entre le Jésus évangélique
et le Jésus coranique, il existe des similitudes mais bien plus de différences. Aucune de ses deux catégories œuvres (Coran –
évangiles), et bien que leur statut littéraire, leur genre, soit différents, ne
sont à proprement parler des œuvres historiques, et à ce titre le Coran encore
moins que les évangiles ; elles sont des œuvres théologiques. Aussi donc,
dans l’un comme dans l’autre cas, le Jésus qui est donné à voir est une figure
de foi ou de croyance, et non pas strictement une figure historique au sens où
nous aurions affaire à une biographie scientifique. Toujours est-il que dans le cas des évangiles, on ne peut pas
opposer de manière trop rigide, le Jésus de la foi et celui de l’histoire, car
si les évangiles ont d’abord une visée théologique, il n’en demeure pas moins
vrai que d’une façon ou d’une autre il s’appuie sur une historicité factuelle
(cfr saint Luc). Ce n’est pas le cas du
tout dans le Coran où l’historicité factuelle n’a aucune utilité, n’intervient
jamais dans la démonstration théologique. Comme on le verra plus loin, la structure
même du Coran, empêche une quelconque temporalité historique à se manifester.
Si le Jésus évangélique s’inscrit dans le temps des hommes, celui du Coran est
intemporel. La première implication est la suivante, si l’on s’en tient
strictement au Coran, la figure de Jésus (Issa, en arabe) est purement et
simplement une figure de « foi », elle s’impose à la croyance et ne
repose sur aucun élément réel. Tout
laisse penser, pour que la figure d’Issa soit acceptée et crue, que la « foi »
coranique suppose une manifestation qui la précède où l’on retrouverait un
ancrage historique. On ne voit pas quelle pourrait être cette manifestation, si
ce n’est les évangiles précisément. Je veux dire que pour comprendre Issa il
faut d’abord savoir, au moins confusément, qu’il y a eu un Jésus. Il est donc en toute logique, théologique, et
littéraire aussi bien, d’admettre comme une évidence qu’il y a eu une influence
des évangiles – canoniques et apocryphes – sur le Coran et, comme on le verra,
que cette influence porte un coup à la nature supposée de celui-ci. Avant d’apparaître comme une figure
coranique, le Jésus évangélique, le Jésus chrétien donc, n’était pas étranger à
l’Arabie préislamique. Ce Jésus en
passant dans le Coran est devenu Issa et
c’est de lui que nous allons tenter d’établir le portrait avant que d’en venir
à des considérations plus théologiques à propos de la présence de ce personnage,
figure majeure de l’islam, dans le Coran. Mais avant, il faut dire quelques
mots sur le livre lui-même.
Il n’est pas inutile
donc de rappeler certains faits et notions à propos du Coran lui-même. Mahomet,
prédicateur monothéiste meurt en 632. Vers
652, le Calife Otman fait détruire toutes les versions des
« révélations » mahométanes circulant pour en compiler une
unique : le Coran était né. La compilation est définitive (certains
auteurs situent la compilation définitive bien plus tard : peu importe, à
vrai dire, puisque de toute façon compilation et synthèse il y eu) et se
présente comme une collection, sans ordre chronologique, de
« révélations » dictées par l’Ange Gabriel au « prophète ».
Ainsi, d’emblée, le livre de l’islam apparaît dans une œuvre où la temporalité
n’a aucune importance ce qui, aux yeux des fidèles musulmans, accentue son
caractère d’éternité : passé, présent, futur, y sont mélangés, présentés,
pour ainsi dire, du point de vue de l’éternité de Dieu. Ceci n’est que le
résultat de la disposition en sourates, de la plus grande à la plus petite, et
ne procède en rien, ni d’un vouloir divin, ni même d’une volonté de
Mahomet. Donc l’aspect formel,
aléatoire, du Coran accentue son aspect dogmatique. De ce point de vue, il est
la parole même de Dieu, la dictée que le « médium » récite – Coran,
veut dire d’ailleurs récitation – et le livre matériel n’est, dans l’islam le
plus orthodoxe, qu’une image du Coran Incréé. Cette doctrine du Coran Incréé ne
va pas sans poser des questions d’ordre métaphysique et théologique, nous y
reviendrons plus bas. Qu’il suffise de dire que le Coran matériel, la
révélation reçue par Mahomet, est le
reflet, la copie conforme, d’un Coran non fait de main d’hommes. Rien, dans la
révélation islamique n’indiquait qu’il fallut un livre matériel, le livre est
advenu, et le livre fut investi
considérablement (dogme de l’inimitabilité du Coran : œuvre
parfaite dans son fond et sa forme), et avec lui sa langue, parce qu’il
devenait la figure palpable du Livre éternel. L’aspect formel du livre entraina
un travail d’interprétation : l’ijtihad, travail qui fût arrêté (fermeture
de la porte de l’ijtihad) dans le sunnisme au XIe.
En conclusion, le Coran
n’est pas reçu comme la Bible l’est. Celle-ci est une bibliothèque composée de
livre de différents styles et ayant eu divers auteurs. Elle est écrite, pour la théologie juive et
chrétienne, sous inspiration, ce qui n’est pas la même chose qu’une dictée
directe. Elle nécessite donc un travail d’interprétation – exégèse – qui depuis
toujours, sous divers formes, ne cesse d’être fait. Enfin, il n’existe pas de modèle éternel de
la Bible, aucune Bible Incréée, en revanche, mais nous y reviendrons, il existe
bien une Parole Incréée de Dieu.
mercredi 27 mai 2015
Mimétisme et sainteté.
Teresa de Cepeda y Ahumada lisait des romans et des livres d'édification. Iñigo Lopez de Loyola, lui aussi lisait des romans de chevalerie. François Bernardone avait, lui aussi, la tête farcie d'histoires chevaleresques et courtoises qu'il avait sans doute puisées dans les récits entendus ou lus. Ces trois personnes avaient en commun avec Roméo et Juliette, avec Francesca de Rimini, avec Emma Bovary d'aller parfois jeter un œil du côté du roman, de la fiction et d'y nourrir des désirs qui sont tout sauf spontanés ou autonomes. A dire vrai, on peut se poser la question : la lecture, le livre, sont-ils des révélateurs d'un désir existant ou bien sont-ils les médiateurs de désir? Pour René Girard, la dernière hypothèse est la bonne : le désir est essentiellement mimétique, induit, médiatisé par un tiers, un tiers qui peut être la littérature. Pour Girard, l'amour de Roméo et de Juliette est en grande partie mimétique et c'est pour cette raison là qu'il finit si mal. La violence est toujours la conclusion des affres du désir mimétique. Un désir qui fleurit sur le manque à être ne peut qu'évoluer en rivalité et se solder, d'une façon ou d'une autre, par la mort.
Pour Thérèse d'Avila, la lecture intervint très tôt comme un médiateur mimétique : "je lisais donc les souffrances que les saintes martyres avaient
endurées pour Dieu; il me semblait qu'elles achetaient à bon compte le
bonheur d'aller le posséder. Aussi, j'appelais de tous mes vœux le même
genre de mort. Ce qui me guidait, ce n'était pas un amour de Dieu dont
j'eusse conscience, mais le désir d'aller promptement au ciel pour y
jouir des ces délices ineffables dont nos livres nous entretenaient." Son désir est tel que son frère lui succombe mimétiquement et tous deux, jeunes enfants, quittent la maison paternelle pour aller mourir chez les Maures. Plus tard au Carmel de l'Incarnation, Thérèse lit les récits de la vie des anciens pères carmes et différents autres textes. Elle cite explicitement le Troisième Abécédaire d'Osuna, les Confessions de saint Augustin ("Dés que je commençai la lecture des Confessions, il me sembla m'y voir représentée"). De ces lectures naît le désir d'un changement radical de vie, sans vraiment y parvenir, et d'une nostalgie pour l'ancien mode de vie des premiers Carmes. Après sa "conversion", elle établira sa réforme dans l'intention de revenir à la vie primitive du Carmel et en insistant sur l'oraison qu'elle avait appris chez Osuna. Aussi, il est évident que et la conversion de Thérèse de Jésus et l'établissement de sa réforme repose sur un mimétisme, et un mimétisme littéraire. Les livres ont été pour elle de puissants médiateurs du désir. Cependant, cela n'aurait pas pu porter les fruits que cela a porté sans une autre forme de mimétisme qui en quelque sorte canalise la violence, l'évacue, même, et "assaini" l'imitation.


Le cas de François d'Assise est à peine différent. Le jeune François est un individu issu de la bourgeoise et encore habité de rêves courtois médiévaux : amour et faits d'armes. Où donc François trouve-t-il la source de ses désirs ? Bien que nous ayons aucune confidence sur la question, on peut supposer qu'il l'a trouvée dans les récits chevaleresque que forcément il a dû entendre ou même lire. Sa tentative de réalisation de son désir de chevalerie est un fiasco et finit dans un cachot. C'est dans cette expérience de la vanité qu'il entre dans une étrange maladie de laquelle il sortira désabusé sans pour autant voir son rêve totalement détruit. On dirait plutôt que pour lui aussi, l'ambition, appartenant plus à un trouvère qu'à un soldat, dans le cas de François, se déplace par déception. François commence à "faire l'ermite", se retire hors de la ville, cherche une autre forme à son désir quelque peu malmené. Pour lui aussi, cela sera dans un expérience imaginale qu'aura lieu la cristallisation, la conversion. En effet, un jour dans l'église de saint Damien en ruine, du Crucifix peint François reçoit l'ordre : "François rebâti mon Église". L'ermite, le fils de drapier qu'il est encore, obéit littéralement, et reconstruit Saint-Damien.
Ce n'est que plus tard, qu'il comprendra que cette église en ruine, était la représentation, l'image, de l’Église, communauté de fidèles. François renonce à sa filiation terrestre et à ses privilèges, symboliquement se dénude, devant l'évêque, représentant officiel de cette Église en ruine, père nouveau, père de substitution, et devient l'époux de Dame Pauvreté, la dame de ses rêves enfin trouvée. La voix entendue et la voie tracée venaient du Crucifix et c'est à lui aussi que François vers la fin de sa vie fut configuré dans la stigmatisation mimétique. Le pauvre d'Assise ayant reçu son mandat médiant l'image du Crucifié, voyait son corps lui être rendu semblable, devenir une image configurée.

On voit donc comment la littérature, pour ses trois cas - mais il y en a d'autres - était à la fois une source de vanité mondaine ou religieuse et comment il a fallu, à chaque fois, une expérience plus personnelle pour évacuer la vanité ou le snobisme et entrer de plein pied dans une imitation assainie. Cette expérience mimétique c'est faite par le truchement de l'image et d'un affect afférent, affect suffisamment puissant pour décider de façon radicale et irrévocable d'une destinée. Le sujet qui aurait pu se perdre en vaine recherche d'un mimétisme stérile ou violent, finit par se trouver à la vue d'un amour qui fut "pour lui", au son d'une voix qui lui est personnellement adressée et qui l'engage dans l'imitation d'un sacrifice assumé, offert, librement. Un sacrifice certes parce qu'il en est, au final, ainsi de toute vie, qui ne peut être une vie de toute-puissance, mais un amour avant toute chose, autrement dit d'une parole, d'un être, d'une raison qui "d'ailleurs" m'aime et me constitue comme sujet.
Inscription à :
Articles (Atom)