vendredi 26 avril 2013

Le règne du particulier ou ce qui fonde l'éthos contemporain.

"La pollution est le fait de problèmes particuliers détachés de leurs liens avec l'ensemble et traités à part, de manière critique, alors qu'on ne peut à vrai dire leur donner un sens, découvrir leurs particularités, leur trouver une solutions qu'en les intégrant dans la totalité. Nous sommes submergés par l'abondance des problèmes particuliers : ils deviennent de plus en plus embrouillés et finissent par représenter des fardeaux bien plus lourds que la totalité prise dans son ensemble."

Cette citation de Hans Urs von Balthasar ( Points de repères, Fayard, Paris 1973), décrit on ne peut mieux la situation des sociétés occidentales. La tradition philosophique, le pli philosophique, l'attitude philosophique fut toujours de s'occuper du général, de penser la totalité comme totalité et, s'il fallait s'arrêter un instant au particulier, on s'élevait d'autant mieux vers le général. Si l'esprit philosophique analyse ce n'est que pour mieux synthétiser, s'il distingue ce n'est que pour mieux unir. La vie, dans ce qu'elle a de plus propre, de plus fondamental, n'est en rien une succession de particuliers, mais une dynamique générale, un déploiement continu et synthétique.




Nos sociétés occidentales ont pris désormais l'attitude inverse. Le particulier est le terme absolu. Que cela soit en intérêts, en situations, en cas, en modes, en genres, l'exception particulière est norme et, littéralement, norme absolue. Nous sommes dans l'incapacité réelle, et désormais inaltérable, de sentir, de penser, de comprendre la totalité, le général. Pire même, le général est devenu objet d'une haine tenace, d'un négationnisme farouche ; la vie des sociétés, celle des personnes, n'est plus qu'un conglomérat de particuliers normatifs. Comment,  dés lors, ne pas envisager la guerre de tous contre tous, puisque un particulier n'est pas forcément accordé à un autre particulier. L'homme étant ce qu'il est, tout le monde n'étant pas capable de penser "la concordance des opposés" et la loi mimétique étant plus forte que jamais, malgré le christianisme, voire à cause de lui, nous ne pouvions entrer, pour notre occident, que dans cette guerre froide de tous les particuliers entre eux.

Il serait mal venu ici de faire grief à l'individualisme ou je ne sais quel libéralisme. Il ne s'agit pas de cela. En réalité, il ne s'agit pas plus d'individualisme que de libéralisme, mais de vues un peu courtes, de manque de perspectives, de manque de champ, et d'idéologie. Paradoxalement ce règne néfaste du particularisme est advenu alors même qu'on nous chantait les vertus du collectivisme, du groupe, de la solidarité sociale, du vivre-ensemble et d'autres refrains du même tonneau. En définitive, ces chansons-là n'étaient que des airs qui endormaient je ne sais quels égotismes fondamentaux. Il s'agissait d'airs idéaux qui avaient encore quelque chose du parfum de l'ancienne charité, bien qu'un peu éventé déjà, de chansons déconnectées de la théologie matricielle. On y croyait à cette bonté, cette bienfaisance, cette immense et large empathie, cette vertu. On lui donnait le nom - consensuel - d'humanisme et on la parait de tolérance, d'ouverture à l'autre, d'exaltation de la différence, et de promotion de la diversité. Au cœur même de ce discours, de cette doxa - puisque nous étions tenus de penser ainsi sous peine de passer pour un exécrable fasciste, un réactionnaire, un ennemi du genre humain - se nichait un autre propos : la négation même de ce qui était affirmé. Le collectif n'existe pas, le beau vivre-ensemble pas plus, il n'existe que des particuliers qui se font la guerre, sous-tendus qu'ils sont par le désir mimétique. La seule chose qui nous lie vraiment les uns aux autres est la force implacable du désir mimétique. Ce que le christianisme avait permis - la jugulation du désir mimétique et, dés lors, la possibilité de comprendre et penser le paradoxe humain - l'évacuation du christianisme et son remplacement par une mélasse laïco-dogmatique, au vernis foncièrement religieux, ne le permettait plus. Chacun quittait la communion, le "in solidum" que la théologie pensait, grâce à la notion de "corps mystique", comme un seul corps et une pluralité de membres, comme personnalisme et communion, pour ne plus être qu'un ab-solu, pas même une personne, ni même un individu, mais un particulier mu, agité, traversé, de désirs - appelons cela comme cela - qui fondent des droits, des revendications et, plus métaphysiquement, posent dans l'être, du moins c'est ainsi qu'on le pense. L'illusion funeste, et romantique, fut de croire que ces désirs étaient spontanés, autonomes, quasi innés, qu'ils nous venaient de je ne sais où, qu'ils étaient pour ainsi dire immano-transcendants. On se refusait à voir que les désirs louchent toujours, qu'ils lorgnent toujours du côté de l'autre et que la cause de cette manie optique est le manque à être fondamental qui scelle la destinée humaine : on s'imagine toujours que l'autre est davantage que nous, quand bien même on le lui dénie, et sans doute à proportion qu'on le lui dénie. Le drame métaphysique de nos sociétés occidentales est d'être revenues à un état pré-chrétien. Et puis non !  Ces sociétés-là n'avaient-elles pas le mythe pour se raconter des histoires et construire un discours qui échappait autrement à la difficulté de penser le paradoxe ? Non, nos sociétés contemporaines, après avoir été chrétiennes, c'est-à-dire après avoir compris ce qu'était le mimétisme victimaire, comment il avait été dépassé par la crucifixion du Verbe, ont tourné le dos à une théologie, une philosophie qu'elles ne comprenaient plus, qu'elles n'étendaient plus, qu'elles ne voulaient plus entendre, qu'elles ne voulaient plus comprendre. Cette intelligence du paradoxe, qu'offrait le christianisme véritable, abandonnée, il ne restait plus que l'amour - mais quel amour  !-  des idées claires et distinctes. L'amour - il faudrait dire l'hybris - plus que les idées, car en matière d'idées claires et distinctes, la chose est bien plus facile à dire qu'à trouver. Au royaume de ce type d'idées, l'on trouve évidemment une batterie de cas particuliers, qui sont examinés, critiqués, pesés : un travail d'entomologiste. Une fois tout passé au microscope de la critique particulariste,  il ne reste qu'une apposition de choses sans grand lien les unes avec les autres.

Le paradoxe chrétien évacué, la pensée chrétienne du paradoxe tarie ou presque, cette sagesse perdue, il ne reste que le fardeau des cas, des modes, des tressaillements particuliers. Sans aucune connexion entre eux, les faits particuliers imposent leur tyrannie, suscitent pour chacun d'eux une disposition propre ; chaque exception étant "princeps" elle exige une loi propre. Le droit lui-même, perdant de sa cohérence et de sa dynamique générales, renonce à l'articulation fondatrice entre loi naturelle et lois positives et devient un  catalogue du fait d'exception. Pire encore : le "droit" n'est plus compris fonciérement que comme revendication du particulier, et parfois même du particulier dans le particulier. Il faut bien s'en rendre compte une fois abandonné le regard synoptique, l'intelligence se perd dans des arguties du labyrinthe des exceptions aux exceptions. Un labyrinthe aux murs tapissés de socialisme, de sociétalisme, de psychologisme, de psychanalysisme, d'envolées lyriques : l'exception produisant à chaque fois un discours propres auto-justifiant. L'exception ne devant rendre des comptes à personne en demande à tous. Ce qui était un cas parmi d'autres devient la norme et agit comme telle quand bien même, du haut de son arrogance, très particulière, elle prétend le contraire. L'exception est l'impératrice de cet Empire du Bien.  

Hans Urs von Balthasar avait parfaitement raison de faire remarquer que ce monde-là, pollué par une critique microscopique, qui ne cherche ni la cohérence, ni même le sens, est lourd de vide. Le regard synoptique lui manquant, c'est aussi l'intériorité qui lui fait défaut et  là où défaille cette dernière, là aussi l'Esprit se meurt.

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