jeudi 25 octobre 2012

La figure sacrificielle et la fête.


Le texte du chapitre 22 de la Genèse ne va pas sans poser quelques questions. Et il est bien qu'il en soit ainsi. Par exemple, Isaac est présenté comme le fils unique d'Abraham : " prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac", or l'on sait par le récit lui-même, qu'il n'en est rien  et qu'Abraham est précédemment  père d'Ismaël, enfant qu'il eut de sa servante. Le récit donc fait l'impasse sur le caractère non unique d'Isaac, sur son caractère carrément second. Il ne l'ignore pas puisqu'il le relate, mais il ne le considère pas, Ismaël ne fait pas nombre, il n'est pas compter comme fils, et surtout pas comme fils premier-né et ce même s'il reçoit son nom d'en-haut et qu'il est même béni par Dieu. Mais c'est Isaac, à ce régime, qui est l'unique, et avec raison, on pourrait dire, car il est lui seul le fils de la promesse, tandis qu'Ismaël est celui du doute. Isaac est le fils du rire, Ismaël le fils de l'anxiété, Isaac le fils du visage, Ismaël celui du ventre. Isaac celui de la grâce, Ismaël celui de la force.  On pourrait ainsi longtemps palabrer sur le statut de la gémellité, ou de sa figure, dans la Bible, mais on s'arrêtera ici.

En un temps où le sacrifice humain, et particulièrement celui des enfants, étaient encore monnaie courante, Dieu, selon le texte biblique, demande à Abraham de commettre un acte similaire, de lui sacrifice son fils, de l'immoler même : " Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays
de Moriyya et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai." Ce fils du rire, celui de la promesse, celui que Dieu lui avait donné, Dieu maintenant demande de le lui immoler par le feu comme si Isaac était une vulgaire victime et Dieu une idole parmi tant d'autres : "Isaac s’adressa à son père Abraham et lui dit : « Mon père ! » Il répondit : « Oui, mon fils ! » – « Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est
l’agneau pour l’holocauste ? » Abraham répondit : « C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils », et ils s’en allèrent tous deux ensemble."
Abraham obéit, et l'on sait ce que Kierkegaard à  fait de cette figure de l'obéissante sans yeux. Il obéit et va pour immoler son fils. A celui-ci qui lui demande où donc l'on trouvera la matière du sacrifice, Abraham, père toujours avenant, répond : "Dieu y pourvoira mon fils". Il parle mais il ne sait pas ce qu'il dit, parce qu'en effet Dieu y pourvoit déjà, et Abraham confond le temps présent, celui de sa marche vers la montagne du sacrifice, et le temps futur, celui de la providence divine. Dieu a déjà pourvu, et Abraham croit savoir mieux que Dieu, mais Abraham obéit. Le rire est fini, l'unique va être immolé.

On sait la suite. L'ange arrive retient la main du père, le fils est épargné, un bélier est trouvé, inventé, et voici que c'est l'animal qui est sacrifié en lieu et place du fils, de l'enfant.
Jamais plus on ne parlera parmi les enfants d'Israël de sacrifice humain et l'enfant sera toujours l'enfant du rire, le don, désormais sera par-don, et Dieu, ce Dieu qui éprouve, que l'on éprouve, ne reprendra jamais plus ce qu'il a donné une fois, au contraire, il donne à nouveau.

Le sacrifice humain est donc interdit et c'est tout le sacrifice qui dés lors entame une évolution. Si le judaïsme connait encore le sacrifice animal, en lieu et place du sacrifice humain, la tradition prophétique d'Israël n'aura de cesse de critiquer l'aspect sacrificiel de la religion de Moïse. Il faudra attendre la venue de l'autre Fils, de l'Unique Véritable, de celui dont Isaac sacrifié était la figure pour rompre une bonne fois pour toute avec le sacrifice sous toutes ses formes. En effet, le sacrifice librement consenti du Christ, Agneau Absolu, depuis la fondation du monde, met fin, une fois pour toute, et sans retour possible, aux longues suites des sacrifices de sang. Les fleuves de sang se sont tari par le sang d'un seul en vertu de la liberté de celui qui l'a versé. Et désormais le sacrifice ne saurait plus avoir que la figure dérisoire d'un repas.

Le christianisme donc se présente comme une religion pas seulement non-sacrificielle, mais comme une critique radicale du sacrifice. On ne saurait être chrétien et resté attaché au sacrifice. Le sacrifice est une violence religieuse, une institution violente de la religion sensée opposer un barrage transcendant à toute violence possible. On choisi une victime pour qu'il n'y ait pas d'autres victimes sur qui la violence folle des hommes pourrait s'abattre. La victime rituelle est la bonne, l'unique bonne victime puisque elle catalyse tout la violence et apporte par son meurtre la paix. Le christianisme est donc, en ce sens, le démantèlement de ce système victimaire, et donc, la sortie majeure de la religion archaïque.



Mais alors l'islam? Pour être franc, il n'y dans l'islam que peu de trace du sacrifice. Mais dans sa prétention à se poser comme l'unique voie abrahamique, voire l'unique religion vraie pratiquée par le patriarche. L'islam, nécessairement, nous ramène, par dessus les siècles, par dessus les prophètes critiques, par dessus, évidemment, la construction chrétienne, à l'instant du sacrifice d'Abraham. Nous voici donc remonté dans le temps, nous voici au pied de la montagne, Abraham conduisant l'âne, et se retournant pour répondre aux questions inquiètes du fils. Le visage du fils n'est plus le même cependant. Isaac est resté avec sa mère, et c'est Ismaël que l'on découvre tenant le bois, derrière son père. C'est Ismaël, fils du ventre et de la force, le premier unique, qui va être sacrifié. Ce n'est pas le fils du rire, c'est celui de l'anxiété qui chemine vers l'holocauste. Cela change-t-il quelque chose? Oui, cela change presque tout. Mais ce n'est pas là le sujet.

L'islam nous conduit rapidement au sacrifice d'Abraham. Il y a changement de fils, mais reste le sacrifice, sans la même portée, mais toujours violent. L'islam donc par sa prétention à rejoindre sans étapes la figure d'Abraham remet d'une bien étrange façon le sacrifice en son cœur. Le christianisme l'avait expulsé dans ce qu'il avait d'archaïque, mais l'islam, le ramène, discrètement mais surement. La fête de L'Aîd al-Adha, autrement dit "Fête du sacrifice", est la fête des fêtes, Aîd El-KeBiR, puisqu'elle commémore le sacrifice d'Abraham - acte fondateur -et sa parfaite soumission aux dictats divins : Abraham est le parfait musulman. Ce n'est donc pas rien. Et voilà que, de façon rituelle, sont sacrifiés de vrais moutons, en mémoire du bélier pris dans les broussailles. Un mouton que l'on mangera en famille et avec les voisins.

 L'islam ce sont des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes, des vieux, ici et là-bas qui pensent sincèrement qu'ils rejoignent la foi d'Abraham par une répétition de gestes, par des figures de figures. Exactement comme des chrétiens qui refont chaque jour et, principalement chaque dimanche, le partage du pain et du vin en mémoire de celui qui leur a demandé de faire : figures de figure. Dans le premier cas, la figure reste sanglante et archaïque, dans le second cas, la figure n'est plus sanglante, le repas lui-même n'est plus franchement un repas. Dans le premier cas, la fête est le mine le plus proche possible du fait violent, dans le second cas, on s'en est éloigné le plus possible; et si la croix, même dans ce repas réduit à des signes, est omniprésente elle ne l'est plus que d'une présence performée par les signes, et des signes qui ne singent pas, justement. 

Si le christianisme - faisons cette hypothèse - est une construction littéraire ou conceptuelle et si l'islam en est une aussi - il n'y aurait pas de raison qu'il ne puisse pas l'être - je pense que vaut mieux, anthropologiquement,  la première que la seconde. La première nous arrachant à la violence, si du moins on accepte de l'entendre dans sa radicalité pacifique, la seconde nous gardant encore trop proche d'elle. Ceci explique sans doute cela.

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