jeudi 19 avril 2012

Figures victimaires en temps de crise : Breivik et Mehrad.

L'œuvre entière de René Girard développe l'idée que les sociétés et les individus sont essentiellement conduits par un désir qui, contrairement à ce que la psychanalyse laisserait sous-entendre, n'est ni spontané, ni autonome. "Mon" désir est toujours le désir d'un autre ou, pour être plus juste, le désir qui me possède passe nécessairement par le truchement d'un autre, un autre qui me désigne, d'une façon ou d'une autre, ce que je dois désirer. C'est ce que Girard appelle le désir mimétique ou désir métaphysique, parce que le désir est toujours un désir d'être. 

C'est dans le contexte très large du désir métaphysique et/ou mimétique que Girard construit sa théorie de la crise et sa résolution dans une communauté donnée. La crise qui survient est toujours une crise mimétique, car elle trouve son origine dans l'agacement des désirs mimétiques; chacun désirant ce que l'autre désire, chacun étant le médiateur du désir de l'autre. La médiation ainsi étendue à tous conduit implacablement à la rivalité et la rivalité de tous contre tous, c'est proprement la guerre. La crise se résout par un "sacrifice", autrement dit un meurtre, une mort, mais une mort qui doit obéir à certaines règles pour qu'elle soit efficace, et c'est pour cela que l'on parle de "sacrifice".
La communauté trouve dans le bouc-émissaire le coupable idéal et fantasmé de la crise. Elle ne le trouve pas par hasard, son choix n'est pas spontané. En effet, le choix de la victime émissaire obéit à certains critères de similitudes-différences. La victime doit être assez proche de la communauté, lui appartenir même, et en même temps, déjà se trouver aux marges de celle-ci. C'est pour cela que les victimes émissaires idéales présentent, en général, des signes physiques qui les distinguent du reste des individus constitutifs de la communauté : boiteux, bossus, roux, jumeaux, roi, etc. Le choix de la victime à sacrifier se fait, vu du dehors, un peu par hasard, mais en réalité, le choix est guidé par un impératif d'efficacité, puisque le but du meurtre est précisément de résoudre la crise. Le sacrifice rétablit la paix, communiant autour d'une victime, la communauté a évacué, pour un temps, l'intolérable exacerbation du désir. Celui qui a réussi à recréer une unanimité de concorde dans la communauté est le même que celui qui avait, suppose-t-on, apporté la discorde : la victime émissaire apparait à la fois comme coupable de la crise et comme cause de la paix revenue. Son "pouvoir" est donc terrible et il ne peut être dit qu'en termes propres à un dieu. Girard appelle cette phase finale, la divinisation de la victime : au terme du processus, la communauté "divinise" celui qu'elle rendait responsable de la crise, celui qu'elle a tué et qui maintenant veille sur sa destinée.

Le christianisme apporte à cette machinerie une critique fondamentale. En dévoilant l'innocence de la victime émissaire, le processus de victimisation-divinisation ne fonctionne plus très bien dans nos société.s La violence n'est plus évacuée aussi bien, car nous savons, nous le savons parce que nous avons été chrétiens un jour, que la victime que l'on s'apprête à sacrifier est innocence du crime qu'on lui impute, nous savons aussi qu'elle est parfaitement incapable de redonner la paix, nous ne pouvons plus diviniser un assassiné, ni quoi ou qui que ce soit. Nous n'avons plus à notre disposition que le système judiciaire, qui en nos jours de méta-christianisme, joue un rôle considérable pour résoudre universellement les crises, pour faire son deuil, pour réparer, pour pacifier. C'est le système judiciaire qui est divinisé.

S'il ne fonctionne plus le système mis en évidence par Girard, subsiste encore, et on le voit parfois pointer du nez. On le voit même de plus en plus souvent.
Revenons sur le cas Mehrad. Nous sommes dans un contexte de crise, une crise qui n'est pas seulement économique, mais aussi philosophique, culturelle, morale, écologique. Il faudrait même parler d'archi-crise, tant la mondialisation crée des conditions adéquates à ce que la crise s'étende à tous. Il n'existe pas "des" crises, mais une seule aux multiples ramifications. Une crise spéculaire où nous devenons tous, individus ou collectivités, les uns pour les autres des miroirs. Nos désirs on tous les mêmes objets, et nous désirons tous être l'autre celui qui possèdent ce que nous considérons comme une richesse, nous désirons obtenir l'être-même, qui nous paraît autonome, du possédant. 
Une certaine affirmation identitaire voile mal le désir mimétique. Il ne s'agit encore que d'une variante de la dialectique du maître et de l'esclave ou, pour parler en termes giradiens, du médiateur et du sujet désirant.
Une certaine société orientale est, on le voit, dans une affirmation identitaire de cette sorte. Simultanément prise entre des désirs de démocratie à l'occidentale et l'affirmation radicale de racines religieuses. Cette affirmation identitaire peut avoir lieu sur son territoire géopolitique ou sur le territoire occidental. Dans ce dernier car, l'affirmation identitaire, paradoxale plus encore, sera à la mesure de la mesure du désir mimétique, voilé, dénié. Mohammed Mehrad est une illustration parfaite de ce que je viens de dire. On nous l'a décrit comme un individu parfaitement assimilé au groupe auquel il appartenait, autrement dit à la communauté que nous constituons ensemble.  Il était semblable aux autres, aux autre jeunes, aimant rire, la vitesse, la frénésie, les excès sans doute, comme tant d'autres. Il devait probablement posséder les mêmes référents culturels que les autres jeunes de son âge. Cependant, il n'y avait, visiblement, pas que cela. Il y avait autre chose. Une part de lui-même échappait au groupe et se construisait par l'affirmation identitaire exacerbée. Mohammed Merhad était possédé par un désir mimétique incontrôlable: voulant être ce que les autres étaient, ou plutôt ce qu'il croyait que les autres étaient, les autres autrement dit ceux qui constituaient le reste de la communauté, communauté qu'il appelle lui-même "la France", ni parvenant pas, il veut la mettre "à genoux". Et pour la mettre "à genoux", il s'affirme sur le mode identitaire religieux. Ne parvenant pas à réaliser son fantasme mimétique, il sombre dans un autre fantasme. Nous ne sommes pas loin de l'injonction paradoxale qui fait dire "soit ce que je suis, mais ne sois pas ce que je suis". Le sujet devient littéralement fou, ne sachant plus s'il faut être ou non ce que représente le médiateur. Mohammed Mehrad donnait tous les signes d'une rivalité paranoïde avec son modèle où ce qui était recherché était l'inversion des rapports. de force. N'y parvenant pas de manière satisfaisante, il ne reste plus que l'issue de l'affirmation identitaire violente. 

Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Dès que l'attaque de l'école juive fut connue on entendit, presque spontanément et unanimement, sans qu'il faille forcément lire entre les lignes, que le meurtrier, l'auteur des faits, était forcément, un membre tout ce qu'il y avait de plus membre de la communauté nationale, un individu le plus identiquement identique, quelqu'un pour qui le verbe assimiler ne voudrait rien dire, un individu de l'extrême, qui par ses origines certifiées 100% pur français appartenait au groupe et qui par ses opinions s'en écartait déjà. Bref, un coupable idéal. Le coupable que l'on aurait bien voulu sacrifier. Ce coupable fantasmé était le responsable de la crise, le bras armé d'un "certain discours de haine".  Mais ce n'est pas tous les jours Oslo ! 



En fait, la différence entre l'auteur réel et l'auteur fantasmé n'est peut-être pas si grande, mais on ne veut pas la voir. Le premier appartient de fait à la communauté et n'en appartient déjà plus, malgré tout ce que cette communauté fait pour qu'il en fasse bien partie. Le second lui appartient mais en est expulsé. Le premier s'affirme dans une identité différente, le second s'affirme dans une identité identique. L'ennui est que, si nous pouvons entendre la différence - merci au christianisme- nous ne pouvons plus ou mal entendre l'identique, et nous sommes désormais plus prompts à l'auto-critique qu'à critiquer la différence. 

On eut, n'en doutons pas, préféré le second coupable, c'était plus commode. Mais la réalité était toute autre. Le coupable était, pour un part un "étranger", et s'affirmait comme tel; quelqu'un qui se mettait tout seul en dehors de la communauté. Arrivé à ce stade, on tenta, par tous les moyens de ne pas faire de Mohammed Mehrad un bouc-émissaire, et tous les discours sur les "amalgames" et les "stigmatisations" n'avaient pas d'autre but : résister à la boucémissérisation d'un individu -merci au christianisme-, qui doit resté isolément coupable, ne rien porter si ce n'est son unique faute, ne rien signifier d'autre que ce qui pourrait passer pour un simple accident de parcours, induit par des conditions sociales précaires. Le vrai coupable serait alors la communauté elle-même qui n'a pas su, qui ne saura jamais, éviter cela - toujours merci au christianisme.

Il n'a pas été nécessaire de sacrifier Mohammed Mehrad - même si son exécution peut avoir des relents de sacrifice, le soustrayant à la justice qui aurait été une autre figure du sacrifice  - il se sacrifie tout seul au nom de Dieu. Pour être juste, on peut voir dans l'auto-sacrifice, l'ultime raffinement des communautés sacrifiantes, qui ne doivent plus "mettre les mains à la pâte", la victime sachant ce qu'elle doit faire. La mort de Mehrad peut être lue de deux façons, mais obligatoirement une seule correspond aux faits, à la totalité des faits. Quelle que soit la manière dont elle est lue, cette mort est un sacrifice- au sens technique- et donc, logiquement, on peut procéder à une divinisation. Mehrad devient une espèce d'entité paradigmatique pour une fraction de personnes qui se réclament du même processus identitaire, pour une autre, il est une figure de la peur; il est vrai que les dieux sont rarement bons. 

L'on peut faire une lecture qui s'inspire du même schéma pour le cas Breivik. Il fonctionne bien mieux d'ailleurs en raison de l'identité du "monstre". Breivik permet à la communauté de restée soudée dans l'idéale ouverture, il crée l'unanimité autour de la différence, tandis que Mehrad ne crée qu'une unanimité non-dite, non-avouable, que cette unanimité est exclue, ne peut décemment avoir lieu,  en raison de l'identité du coupable.

Nous croyons voir et nous ne voyons pas. Et la réalité elle-même, dans ce qu'elle a de plus factuel est mensonge.

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