mercredi 8 décembre 2010

Un air du temps

Une conversation, à bâtons rompus, dans un restaurant italien, entre la prise de commande et le plat de pâtes; des lectures, sporadiques, sur le théâtre français au XVIIe, sur le caractère fini de l'univers, le journal de R.C., que j'abandonne finalement - décidément, ce journal, en dehors d'un intérêt sociologique, tout relatif, n'en a que peu - l'une ou l'autre chose encore, notamment la Vie exécrable de Guillemette Babin sorcière, de Maurice Garçon, mettent ma tête en surchauffe. Des notions, des concepts, comme on dit plus volontiers aujourd'hui, se croisent et s'entrecroisent, se heurtent, se mesurent aux commentaires de Facebook (commentaires souvent anodins, comme ça, où deux, trois vérités sont balancées de manière péremptoire, où sous forme dogmatique on décrète qu'il n'y a pas de dogmes, où la citation étend son empire, un empire approximatif, décontextualisé, ambivalent, morne, gris, sentimental, gnangnan, décoré de rubans bariolés, un empire de bons sentiments encore). "Société", "religiosité", "imaginaire", "rationnel", "foi", "dialogue", "sexualité", "morale", sont quelques unes des notions qui s'occupent en ce moment à m'ôter le sommeil.

Qu'est-ce que la "société"? Que recouvre exactement cette notion, toujours employée de manière presque absolue? Je ne réponds pas à la question, mais disciple de René Girard, je ne saurais y répondre sans faire participer le mimétisme, et donc sans relativiser fortement la notion. Relativiser, c'est toujours mettre en relation, découvrir un deuxième, un troisième terme et rompre, par ce fait, l'unicité de la position première. Relativiser c'est critiquer, et critiquer c'est distinguer, c'est sortir de la confusion, c'est séparer. La Création, et tout acte créateur, est essentiellement critique, distinguant, relatif... Le mimétisme tend à tout confondre, à uniformiser, à aplatir, à coaguler, à fédérer, à souder en un amalgame indistinct tout et chacun, la société est, parfois, le résultat tolérable de cette opération intolérable.

Qu'est-ce que la "religiosité"? Un sentiment vague, un émotion en réalité, qui ne trouve aucun fondement dans l'intelligence, aucune logique interne ou externe, mais vit en totale dépendance des passions - au sens médiéval du terme. La religiosité est quelque chose de diffus, de vague, de volatil, de chaotique presque; et nous sommes une nouvelle fois renvoyés au mimétisme. Notre société est souvent atteinte de religiosité sans être religieuse.

Qu'est ce que l'imaginaire et le rationnel? Quelle différence entre eux? Le rationnel est-il toujours rationnel justement? Ne peut-on pas envisager de faire entrer de l'imaginaire dans le discours "rationnel" pour le rendre intelligent? Ne peut-on pas pour comprendre les choses les penser "imaginairement", en images, par l'image?
La rationalité est-elle toujours que concepts purs? Abstraction ? Sachant que l'abstraction par excellence ce sont les mathématiques, qui ne traite de rien de concret, car rien de moins concret qu'un nombre, le chiffre 5, en soi, est pure abstraction, mais cinq oranges, voilà du concret, voilà aussi du visuel, voilà du palpable, mais aussi de l'imaginable, et du pensable. La pensée rationnelle pense toujours par représentations.

Qu'est-ce que la sexualité? L'agitation du bas-ventre? N'a-t-elle rien à faire avec la pensée justement et avec les images? N'est-elle pas représentation? N'est-elle pas théâtre? N'est-elle pas dialogue entre réel et imaginaire? N'est-elle pas affaire d'âme autant que de corps? N'est-elle pas psychologique autant que physique, voire plus psychologique que physique? N'est-elle pas en somme irreprésentable?

Et la "morale"? Qu'est-elle? Une charte de bonne conduite? Une constitution de respectabilité? Un code de vie en société? Quoi? Est-elle irrationnelle? Est-elle imaginaire? Est-elle le fruit relatif d'une société donnée ? Relative doublement alors? En raison de ce qu'elle serait et en raison de la relativité de la société. Qu'est ce que la morale? Une maxime universelle, un impératif catégorique, une éthique, un pacte, un traité, des lois?
Et la morale est-elle fondamentalement religieuse? Et la sexualité échappe-t-elle à la morale? Oui mais qu'est-ce que la morale? Est-elle nécessaire? Dépassée? Quoi?

Entre la philosophie et la théologie, se trouve une "science", un savoir, un discours, que l'on appelle "théologie première", cette "science" veut établir les possibilités de construire une théologie donnée. Ce discours est essentiellement critique : il passe au crible, avec les outils philosophiques, ce qui est nécessaire à fonder une théologie : l'existence de Dieu, la possibilité qu'il a, ou non, de créer, de se révéler, la Révélation, et au final l'Incarnation, mais aussi, la possibilité pour l'homme d'arriver rationnellement à postuler l'existence de Dieu, d'admettre une Révélation, et en quels termes. La théologie première est, si l'on veut, la charnière entre Dieu inconnu, invisible, caché, improbable, et l'homme connu, visible, exposé, probable : un discours de la rencontre. Cette théologie première, fondamentalement critique, est propre au christianisme, bien qu'amorcée dans le judaïsme, et comme telle, ne requiert nullement la foi.
C'est la position que j'adopte ici : critique, relative, dialoguante, entre connu et inconnu, montré et occulté, probable et improbable; une position paradoxale, une concordance des contraires. Je n'ai que faire de la religiosité, pas plus que de la société comme absolu, concepts qui, en réalité, évoquent peu de choses, si ce n'est le brouhaha agacé et agaçant que fait un vol de mouches les après-midi d'été.

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