lundi 20 septembre 2010

Du bonheur ici bas

Si l'on veut, l'agencement du monde, l'agencement pratique du monde, c'est-à-dire, simultanément, son organisation et l'interprétation de celle-ci par les sciences politiques et humaines, par les philosophies et les religions, par les arts et les techniques, a sans doute comme finalité une certaine appréhension du bonheur; l'agencement du monde est probablement ordonné au bonheur. Dans une perspective athée, c'est-à-dire, dans la perspective où l'hypothèse de Dieu, n'en est même plus une, où elle est exclue, non par haine ou colère - celles-ci pouvant encore être une manifestation de la présence et de sa prégnance - mais uniquement par la ferme et douce conviction que Dieu n'est pas et que, pas plus que les licornes, il ne saurait être retenu comme participant à l'existence, ni d'une façon ni d'autre, ni de manière réelle, ni de manière métaphorique, qu'il ne saurait être, en toute rigueur, tenu pour un paradigme pouvant, à la limite, expliquer les à-côtés obscurs du monde, bref qu'il ne saurait, d'aucune manière, y avoir d'énigmes telles, de quel qu'ordre, quelles soient, qu'il faille recourir à l'hypothèse de Dieu, dans  une telle perspective donc, l'agencement du monde, tout l'effort dont il est le résultat serait ordonné à l'exclusif bonheur d'ici bas. Un ici bas qui n'est ni l'opposé, ni l'inverse, ni le côté visible, ni le contre poids, d'un en haut métaphorique censé désigner un au-delà de l'en bas, du visible, un ailleurs, une marge de cet ici bas, qui en rigueur de termes donc, est l'unique réalité qui soit, il l'est dans sa matérialité elle-même, dans sa finitude, et sa "bassitude" même.  Cet ici bas serait pour chaque individu contenu dans le temps qui lui est imparti et borné d'un part, par sa naissance, et d'autre part, par sa mort, un temps contenu tout entier entre ces deux termes, et entre lesquels chaque individu doit avoir le droit d'être heureux, le droit et le devoir. Pour une collectivité, l'ici-bas serait déployé tout le long d'une histoire dont l'animation de la mémoire constituerait le culte suprême, une anamnèse où seraient célébrés les moments d'allégresse commune, et transmués les instants de commune épreuve. En amont, cette mémoire se perdrait dans le gouffre noir des âges révolus, en aval elle se fonderait dans l'éblouissement des siècles à venir. Les bornes ainsi décrites, les termes de l'existence collective, ordonnée donc, au bonheur, au bonheur commun, sont pour la communauté de l'ici et maintenant, parfaitement insaisissables, et en grande partie mythologiques. Si l'on sait que collectivement nous venons bien de quelque part, nous ne savons pas d'où exactement nous venons, et si l'on croit savoir que nous allons quelque part, nous avons de sérieux doutes sur la félicité de la destination. Voilà que mis à mal, le bonheur collectif, nous ramène inexorablement au bonheur individuel et à son double bornage : la naissance et la mort personnelles. L'ici-bas, en réalité, se résume à cela, la métaphore spatiale se récapitule dans le temps que je vis entre ma naissance et ma mort. La naissance est mon apparition obvie dans la matérialité de l'ici bas, comme un exister relativement indépendant, et la mort est ma disparition, ou mieux mon voilement, de l'ici-bas. Si la mort est le terme absolu, la naissance n'est qu'un terme relatif, elle est une manifestation, puisqu'elle est précédée par neuf mois de gestation, où ce qui est en formation n'est pas quelqu'un d'autre par rapport à ce qui naît. En réalité, le terme premier du parcours vers la félicité individuelle n'est pas la naissance mais la conception, ce moment où deux individus dans les râles, ou le silence, de l'orgasme, dans sa violence ou sa délectation, c'est selon, s'abandonnent, se perdent, se donnent, se prennent, disparaissent peut-être, meurent sans doute un peu,  meurent en promesse pour ainsi dire. De la mort à la mort, pourrait être une meilleur définition de l'ici bas.

Voilà donc la grande affaire : le bonheur. Et c'est une belle et bonne affaire que celle-là. L'athée donc cherche le bonheur d'ici-bas, il n'y en a pas d'autre. C'est là toute sa morale, toute son éthique, toute sa vertu, toute sa foi, tout son programme, toute sa vie. Et c'est chose bonne, belle, et vraie, quand cette quête est faite avec vertu, avec éthique, avec morale. Mais, cantonnés qu'ils sont, entre naissance ( ce qui appert le plus pour la plus part; la vie ne saurait commencer ailleurs que dans l'apparence et dans l'évidence) et mort, tous les individus ne s'en tiennent pas à une idée aussi sublime du bonheur. Tous, la majeure partie même, rabaissent le bonheur aux bonheurs du jour, aux plaisirs du moment, aux éclats de joie de l'instant. Qui, des vertueux qui cherchent le bonheur éthique ou des jouisseurs qui cherchent les bonheurs immédiats, aura raison? Supposer une raison, c'est mettre dans l'ici-bas un au-delà, hors cela est chose impossible dans la perspective décrite. La réponse alors est celle-ci, ni le vertueux ni le jouisseur n'ont raison ou ils ont raison tous ensemble. Ils n'ont pas raison, car leurs bonheurs est sans raison, vu qu'il est sans ailleurs; ils ont raison tous ensemble, car l'unique raison de leur bonheur c'est le bonheur lui-même. Si le vertueux trouve sa jouissance dans la vertu, le jouisseur trouvera sans toute sa vertu dans les plaisirs. A vivre sans raison, on fini par se faire une raison de vivre.
  
Vivre sans ailleurs, un ailleurs qui le soit vraiment, est le propre de l'athée, et cela peut être vertu, mais une vertu à vide, qui s'ordonne à l'éphémère destin humain. Une vertu de l'immédiateté qui semble toujours en attente de quelque chose, d'un quelque chose qui ne vient pas. Une vertu qui semble espérer un territoire. On risque fort bien, dans ce cas, de frôler l'absurde. Il faut alors, en cas de frôlement dangereux, revoir nos prétentions au bonheur. Dans ce cas-là, le bonheur semble devenir une illusion, une chose nocive qui apporte avec elle les pires idoles : totalitarismes, fanatismes, religions, croyances irrationnelles, toute chose détestable pour un esprit libre et athée. La quête du bonheur, et sa compréhension, par intuition de l'absurde, de son illusion, entraîne un agencement du monde mensonger, puisque soudain elle introduit un en haut, un au-delà, et ne reste plus cantonnée à l'ici bas.

Comment sortir de l'aporie? Je ne sais. Sans doute pas une illusion supplémentaire qui consiste à ne pas voir l'absurde et à chercher, malgré les apparences, ou à cause d'elles, à être heureux sans ailleurs, à coïncider parfaitement avec soi-même dans une béatitude de tous les instants. Si cela est possible, du moins.

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